Philosophie au présent # 03 juillet 2021 - Paul Roussy, Un monde. Répondant : Christine Bessi assistée de Anatole et de Philomène
Paul Roussy, un monde - Le merle moqueur, juillet 2021
Premier mouvement / « DRAP » : 1) Présentation : Le Merle Moqueur / Les éditions Manifeste / L’amitié et le renouveau poétique avec le poète Francis Combes traducteur de Maiakovski, Heine, Brecht / Liens noués à l’occasion du rassemblement au Père-Lachaise pour l’anniversaire de la Commune au mur des Fédérés.
La poésie semble se dire de manière souterraine et anonyme. Elle avance incognito.
Peu lue, grande absente du monde moderne ? Ou au contraire plus que jamais présence au monde ? Urgence d’un appel qui nous rend le monde à nouveau familier et hospitalier ?
La poésie de Paul Roussy célèbre à la fois un monde simple et amène, proche (l’océan, la montagne, le fleuve) et une connaissance désintéressée de ce monde, physique, chimique et biologique : ”Un monde” est bien un précis de physique : un big bang qui prend sa source dans un amour premier et radical, vierge et absolu, pour déployer l’univers à sa suite.
Un monde qu’il faut emporter dans son cabas d’été.
Le monde tout proche du poète s’ouvre en fin de pandémie au moment où les rencontres et les solidarités sont mises à mal. Il dit le monde “d’avant”, en attente “des printemps verts et vrais”, titre d’un autre de tes poèmes publié aux indigènes.
A l’origine de ta parole poétique, un cri d’amour mais aussi de colère face à l’injustice.
Le poète cherche ce qui tient debout dans la précarité, dans la vie d’exilé, la vie à la rue. Ce pourquoi il s’engage dans des appels et des manifestes dont les poèmes « on appelle délit », « on renvoie du 115 », « J’ai vu des SDF », « Faites venir le règne » sont des témoignages vibrants et bouleversants de l’engagement du poète, frère au milieu des hommes
3)Descriptif des 4 mouvements du recueil : Drap, Monde, Vie, Etoile : la forme globale du recueil fait écho au choix du quatrain et de l’alexandrin comme pour donner un rythme harmonieux et parfait, rappelant le microcosme, “le petit monde parfait” du paradis céleste, “paradeisos”, paradis d’un jardin devenu tapis ou drap oriental ou bien d’une symphonie musicale.
L’allegro d’un drap ou d’une houppa déployée sur le sable, le mouvement lent de la symphonie d’un nouveau monde que déploie la rencontre amoureuse, la découverte vive et légère d’une vie incarnée, ouverte à toutes les vibrations de l’atmosphère ou de l’homme pris comme poussière d’étoile, dans le cosmos.
Lecture : « Cétait le drap d'un monde» (p. 15) / Discussion avec Paul :
2) Naissance de la parole poétique : La rencontre amoureuse avec une femme et avec une langue inconnue s’introduit dans le texte poétique dans des signes cyrilliques. La poésie amoureuse est la transgression par excellence : faire du sentiment, inventer un langage, un érotisme de la rencontre. Or, la célébration de l’amour romantique n’est plus du tout à la mode. ( R.Barthes) La sentimentalité est devenue presque obscène, il y a un tabou de la sentimentalité. Si la sexualité n’est plus un tabou, en revanche, le discours amoureux , non pas soliloque mais dialogue, permet comme un éveil de la sensibilité au monde, la création d’un univers langagier, comme l’enfant s’éveille au langage et rompt le silence, en jouant avec les mots et la langue de l’autre. l’Invention d’une nouvelle langue, de jeux de mots évoque le tâtonnement linguistique et poétique. Recherche de la langue originelle qui permettrait de dire l’ineffable.
Le drap, parce qu’il semble receler à la fois ce qui protège, mais aussi l’impossible à dire, l’invisible est tout à la fois la matière, le tissu de la rencontre, c'est-à-dire le lieu par excellence de l’amour consommé et fait. “Faire un lit pour la vie et la route possible”, dit le dernier poème de drap.
Pourquoi le poète se met-il toujours “dans de beaux draps” et éprouve-t-il le besoin de jouer avec les mots comme on joue sous les draps ? Peux-tu nous en dire davantage sur la simplicité de cette entrée en matière dans ton recueil, qui nous introduit immédiatement dans l’intimité, le lit d’une rencontre ?
Musique : F. Béranger, « L’engeôlière »
Second mouvement / « MONDE » (13’) :
Christine : 1) Les élèves de terminales technologiques ont étudié cette année au baccalauréat un texte de Freud extrait du poète et de l’activité de fantaisie. Ce texte rappelle la nécessité impérieuse de retrouver ce fond secret en chacun, l’universalité et le besoin de rencontre amoureuse pour nous faire poète et amoureux du monde. “Si en tout homme se cache un poète et que le dernier poète mourra avec le dernier homme”, “Nous autres profanes” voudrions comprendre d’où viennent tes thèmes de prédilection. Si Merleau Ponty était poète, il ouvrirait sans doute le même monde que Truffaut qui “ fait des jambes des femmes des compas sur le monde pour lui donner son ordre et son harmonie” . L’amour chavire, nous met dans de “drôles de draps” qui ouvrent littéralement un monde, voire même “la chair du monde” entrevue dans le regard de l’aimée.
“ Une femme qui passe ce n’est pas d’abord pour moi un contour corporel, un mannequin colorié, un spectacle en tel lieu de l’espace, c’est une expression individuelle, sentimentale, sexuelle”, c’est une chair tout entière présente avec sa vigueur et sa faiblesse, dans la démarche ou le choc du talon”, dit Merleau Ponty dans “le langage indirect” de la prose du monde
Ce n’est “ni le coup sec d’un talon”, ni “le compas des jambes” mais comme tu le dis “la jupe serrée à la taille augmentée des hanches” qui donne son amplitude au monde.
Pourrais-tu expliquer comment se déploie dans ta langue le besoin de dire ce chavirement, cet accent qui relève la sensibilité toute entière au monde ?
Ce sont donc le vert et le bleu qui sont célébrés dans plusieurs de tes poèmes. C’est d’ailleurs le titre choisi de la préface. L’attention sensible au corps de la femme aimée dans le monde qu’elle habite par sa seule présence, colore l’ensemble du monde qu’elle fait naître. Il y a donc chez toi une véritable manifestation chromatique du monde amoureux que les bretons désignent d’un seul mot “glaz”, un bleu-vert aux infinies variations. Pour comprendre “cette chair du monde” que la parole poétique fait apparaître, écoutons un de tes poèmes qui dit l’origine de la perception poétique et son inspiration dans la paléontologie et la préhistoire.
Nous retrouvons dans plusieurs de tes poèmes ( “La femme est l’avenir de l’Homme, vert pale au Kenya, Lucy était petite, du silex au codex) les mêmes émerveillements que le paleoanthropologue Pascal Picq devant l’évolution de l’Homme.
Lecture / « Si tu veux voir, écoute » (p. 108) / (4’35)
2) La chair du monde se déploie dans une parole poétique qui établit une archéologie, une généalogie préhistorique qui célèbre une figure féminine vieille de plus de 20000 ans : non seulement Vénus, la déesse de l’amour, mais surtout la déesse de la fertilité et de la fécondité, divinité matricielle, celle trouvée à l’automne 2019 à Renancourt, ou bien plus lointaine (la tchèque Dolni Vestonice) mais surtout, plus proche de toi, la Vénus de Brassempouy, cette Vénus gravettienne des Landes dont tu tresses le visage, non sans humour.
Ton goût pour la paléontologie et ses figures primitives aux courbes harmonieuses et voluptueuses s’inscrit dans une connaissance très riche et universelle de cette figure de la bonté rubiconde et féminine que l’on trouve par quinzaine des Pyrénées, à la Dordogne, jusqu’à l’Oural puis l’Ukraine (Vénus de Willendorf, de Lespugue, de Gagarino et Kostenski en Ukraine).
La richesse incroyable de la culture gravettienne nous rappelle la force et la fierté des femmes d’un continent à l’autre, campée et cambrée, stéatopyge, contente d’avoir de quoi s'asseoir dans les combats, debout dans les résistances et les exils. C’est l’histoire universelle que tu reprends ici dans la lutte que mènent depuis tant de mois et d'années les femmes ukrainiennes et biélorusses.
En reprenant par deux fois le vers d’Aragon, célébrant les yeux d’Elsa, “la femme est l’avenir de l’Homme” peut-on parler d’un hymne de résistance paléontologico-poétique pour la reconnaissance de la liberté des femmes dans leur milieu familial, dans la sociéte, voir même le clan ?
Nous t’écoutons et offrirons ensuite à nos auditeurs un chant traditionnel ukrainien,”un dormeur du val” des steppes ukrainiennes qui célèbre l’amour des mères, l’attente fébrile des femmes qui espèrent le retour de leur fils soldat parti au lointain des steppes eurasiennes.
Musique : « STEPOM » (La steppe), chant traditionnel ukrainien, par La Manufacture vocale (3’), chorale parisienne amateur crée en 2007, dirigée par Aurore Tillac puis aujourd’hui Clara Brenier.
Troisième mouvement / « VIE » (13’) :
Christine : “Si la femme est l’avenir de l’homme”, on ne s’étonnera pas que le poète J-P. Lemaire célèbre dans la préface de ton recueil la filiation avec la poésie de la résistance et Aragon dans Le fou d’Elsa. Mais, il souligne une filiation encore plus subtile avec le De rerum natura de Lucrèce et une proximité avec la poésie scientifique et cosmogonique de J. Réda.
On peut dire que pour toi, du fait de la rencontre amoureuse, la matière du monde se déploie de manière complètement immanente et se densifie à la mesure de l’attention du poète aux déviations de l’existence, aux hasards et aux imprévus qui donnent son harmonie au monde et son ordre. Tu recommandes une philosophie du temps présent: céder aux clinamen de la vie. S’abandonner au penchant, au courbé.« Penche-toi », « Je penche donc je suis », « Clinamen dans la vie », « La matière elle-même ». Difficile pour le philosophe cartésien de devenir tout entier corps, cambrure et courbure. Le dualisme de l’âme et du corps est consommé lorsque nous sommes invités par même, jeu de mots et vire-langue à nous faire non pas penseurs mais penchés, courbés, inclinés, tordus.
Tes poèmes décrivent ces mouvements vitaux d’abandon de la rationalité, d’attention à la corporéité et “au poids de l’amour” qui donne à l’existence, sa fin, sa plénitude et sa force de gravité. Une vie sensible et affective s'accordant aux mouvements presque imperceptibles de la matière, contemplés dans les vagues, les fonds marins ou la main d’un enfant tenue fermement. La matière peut prendre vie à cette seule condition d’accepter l’incarnation et l’immanence d’un rapport purement sensible au monde et à la nature.
Pour ma part, je vois donc beaucoup d’échos avec la philosophie du dernier Michel Henry, celui de L’incarnation, une philosophie de la chair, Seuil ( 2000) qui s’applique à définir une vie incarnée, à décrire la venue de la vie dans une chair.
Dans votre goût commun pour une archéologie de la chair, parfois dramatiquement et allègrement sexuée, non réductible à la seule biologie, une vie vécue, éprouvée et sensible, nous pouvons entendre ce que le phénoménologue entend par immanence de la vie, présence au monde et expérience vitale d’un “Verbe qui s’est fait chair" : offrir la possibilité dans chaque rencontre véritablement incarnée d’investir et de traduire un nouveau monde bruissant de paroles et signifiant. C’est aussi pourquoi nous retrouvons en filigrane dans plusieurs de tes poèmes, la trace biblique et chrétienne, la parole de Jean, “le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous” célébrant les grands couples des origines (Abraham et Sara), “Abraham avait vu”, “il montait la colline” mais aussi la foi féconde en la vie vivante, presqu’invisible et cachée car en germination, contenue dans l’épi, schibboleth, graine de moutarde.
Lecture de MONTAGNE DE SOUS DINE ANATOLE PHILOMENE (30 s) p.124
Tu nous rappelles aussi que l’art est un aspect essentiel du soin à apporter à l’humain.
Que ce soit dans les rappels réguliers aux formes et aux couleurs de Gauguin ou la peinture célébrant l’intimité de la femme de Bonnard, tu nous fais entrer dans cet exotisme, ce désir d’une terre inexplorée ou d’un moment entraperçu du quotidien de la toilette.
Avec la poésie, une montagne pyrénéenne, le pic de sesques, connue par les autochtones pour son pouvoir d’évocation érotique devient un brouhaha noétique pour le poète perdu entre les langues “je ne comprenais pas” nous dis-tu, et la poésie naît ainsi de la lecture d’une carte IGN que l’on déchiffre à la lumière des homonymies de deux langues étrangères.
C’est cet émerveillement de la montagne de Sous Dine devenue “chair du monde”, offerte alanguie comme le corps d’un femme du merveilleux peintre sur Vincent Beber, (Vincent Bebert est artiste à Vanves (Vincent Bebert; Monographie © Collectif, sous la direction d'Yves Michaud, edition somogy, 2018), qui nous remplit de cette foi simple de Philippe Jaccottet, foi dans un monde qui nous précède et nous contient tout entier pour autant que nous en saisissions la lumière “le monde est cette lampe qui sera encore là quand nous serons passés”.
En quoi le relation poétique au monde te paraît un aspect essentiel du soin à apporter à l’humain, pour briser le silence et la solitude à laquelle chaque homme est livré ?
Quatrième mouvement / « ETOILE » (13’) :
Christine : Ta cosmogonie poétique s’achève sur la contemplation des étoiles et de la sphère des fixes. Le poème final « Flamboiement du trapèze » répond au premier poème « Drap du monde ».
Je suis particulièrement touchée par ce poème qui clôt ton recueil puisque que c’est celui que tu m’as partagé, avec beaucoup de réserve et de pudeur pour la première fois en octobre 2019 alors que j’étais à Jérusalem. Il est étrange à rebours de relire toute ton oeuvre en ayant eu dès le commencement le mot de la fin. Tout est dans tout. Il donne à penser l'infiniment grand dans l'infiniment petit.
Tu rétablis au ciel la danse avec la bien aimée. J’entends ici l’accent de l’érotisme de Georges Bataille qui évoque cette danse de l’esprit que permet la poésie et toute forme artistique pour dire ce qui échappe à l’homme et qui l’ouvre à l’infini. L’amour par delà et plus fort que la mort comme le dit le cantique. Le poème est dès lors la forme magique et spirituelle, l’émerveillement du mouvement trouvé dans les peintures pariétales, « la danse de l’esprit » qui témoigne d’un rapport sensible et intime, concret et religieux (au sens de ce qui relie), l’homme à ses semblables, à la nature, aux animaux, aux plantes, à la terre.
La nature et le cosmos qui se déploient dans ton recueil sont donnés à la fois comme des forces matricielles, mystérieuses et fascinantes, peut-être même divines. Nous savons ton admiration profonde pour les travaux des astrophysiciens Jean Pierre Luminet et Hubert Reeves.
Peux-tu nous dire ce que produit chez toi l’étonnement et l’émerveillement devant l’espace infini de la nuit?
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