Philosophie au présent # 25 juin 2022 - Dinu Lipatti : « L'éternité regarde à la fenêtre du temps" avec Guilhem Chameyrat

Emission d'après la suggestion de Nathalie Périn.
Dinu Lipatti, « L’éternité regarde à la fenêtre du temps » (A. Koestler) / d'après Guilhem Chameyrat
Remarques générales I) Ce qu’on peut remarquer d’emblée
- A) Une vivacité toujours renouvelée
La vivacité est une caractéristique essentielle du jeu de Lipatti. Avec le pianiste roumain, le temps ne paraît comme en suspens. D’abord, il y a quelque chose de plus apaisé, sans pour autant se trouver figé - ce qui serait en contradiction avec le caractère mouvant et temporel de la musique. Certains interprètes placent leurs interprétations dans un moment comme hors du temps et de l’espace, comme dans un autre monde, espérant autre chose. Alfred Cortot, qui fut l’un des professeurs de Dinu Lipatti, disait dans une masterclasse filmée - qu’on trouve par ailleurs sur YouTube - à propos du morceau qui clôt les Kinderszenen - « Scènes d’Enfants » - de Schumann : « Il me semble que le dernier morceau, « Le Poète parle » - c’est là le titre que Schumann a lui-même ajouté à cette page immortelle - devrait être transposé sur un plan de rêverie plus intime [...], pas seulement la belle sonorité, la détente expressive de la phrase mais un sentiment plus rêveur. La vérité est qu’il faut rêver ce dernier morceau, pas le jouer ». Il y a donc une différence entre les interprètes qui « rêvent » la musique, qui la transposent hors du temps pour évoquer ce qu’il y a de réel dans le rêve, l’imagination ou l’espoir, et les interprètes qui, comme semble l’être pour moi Lipatti, conditionnent leur jeu par une prise en compte de la réalité temporelle de la musique. D’abord, il ne s’agirait pas de « nier » le temps, et ensuite cela révèle ce qu’il y a de réel par la conséquence du rêve, de l’imagination ou de l’espoir : on rend intelligible le rêve, on ne le traverse pas devant le spectateur, on lui restitue ce qui résulte d’un travail en amont. Les grands interprètes gardent néanmoins cette capacité à donner l’impression que la musique se crée sur le moment, rendant réelle et organique la musique aux sens de l’auditeur, et le temps fait partie du jeu de Lipatti, il n’est pas hors de la représentation.
ILLUSTRATION (vivacité) : MOZART, SONATE K.310 - I
- B) Une manière d’incarner l’évidence
Les interprétations de Lipatti incarnent et respirent l’évidence, en une forme de simplicité. Cette - apparente - simplicité rend intelligible un propos musical qui verse toujours dans la clarté, et c’est aussi cela qui permet de rendre à l’auditeur sans l’altérer tout ce qui peut constituer la complexité de la pièce.
Lipatti reste ainsi un interprète humble, un peu comme l’était déjà Cortot. Le style d’Alfred Cortot se caractérisait d’ailleurs en premier lieu par une grande humilité devant la composition, l’interprète se mettait au service de la musique, et il s’en dégageait une attitude profondément sincère dans la manière de jouer. S’il y a donc toujours une grande clarté dans cette manière d’interpréter, chez Cortot comme chez Lipatti, il ne faut pas négliger ni la part d’ombre ni celle de virtuosité qui les caractérisent. Lipatti comme Cortot s’adaptent à l’œuvre et à ce qu’elle exige, et c’est également ce qui permet à Lipatti de ne pas ajouter de sentiments excessifs - qui seraient superflus - à des œuvres déjà très sombres ou très complexes - comme le prouve son interprétation de la troisième sonate de Chopin, le mouvement lent est déjà torturé, le travail de Lipatti se constitue dans une formidable mise en relief - ou bien de donner à des œuvres en apparence simples ou plus légères, comme les Valses de Chopin, un caractère complexe, ou intérieur - un peu comme le dialogue de l’interprète avec lui- même qu’on pourrait écouter lorsque Claudio Arrau joue Chopin. ILLUSTRATION (évidence et adaptation, cette imagination propre à chacun des élèves de Cortot) : RAVEL - ALBODORA
- II) Lipatti et Cortot
- A) L'enseignement de Cortot
Cortot disait à ses élèves que « la nationalité, l’époque, le caractère individuel de l’auteur, son degré de culture, les événements de sa vie, les milieux qu’il aura traversé, ses lectures mêmes, l’ayant influencé dans sa création, une mise au point spéciale pour chaque œuvre, sera indispensable à l’interprète qui prétendra la faire revivre ». Non seulement la qualité de l’enseignement de Cortot s’incarne dans la diversité du style de ses différents élèves - qu’on parle de Dinu Lipatti, de Clara Haskil, de Pnina Salzman ou de Marcelle Meyer par exemple -, mais chacun de ses élèves sait s’adapter à la composition et à ce qu’elle exige. Par exemple, le jeu de Lipatti n’est pas du tout le même - bien qu’il subsiste des similitudes - s’il joue Ravel - Albodora del Gracioso - ou Mozart.
- B) Une comparaison des deux styles
Dans le style du professeur comme dans celui de son élève - qui ont tous deux marqué considérablement l’histoire de l’interprétation - on remarque un sens inouï du détail. La différence se situe peut-être dans une forme d’allant et de légèreté chez Lipatti, tandis que Cortot travaille davantage le relief, soulignant ainsi les contrastes. Chez Lipatti c’est la vivacité qui va creuser - on pourrait même dire « sculpter » - l’œuvre et lui donner sa profondeur.
Là où le style de Lipatti est donc plus terrestre, celui de Cortot verse davantage dans une forme de métaphysique, même si tous deux semblent souligner tout ce qui peut faire la noblesse des œuvres. C’est particulièrement le cas lorsqu’on écoute la huitième sonate - K.310 - de Mozart par Lipatti, ou Cortot qui interprète le cinquième concerto Brandebourgeois - BWV.1050, avec Jacques Thibaud, Roger Cortet et l’orchestre de l’École Normale de Musique - de Bach. Les deux pianistes sont ainsi plus vers l’affirmation que l’interrogation - il y a d’ailleurs chez Cortot une grande maîtrise du silence -, là où Clara Haskil - par exemple dans « Le poète parle » de Schumann - est en un sens en train de réconcilier différentes réponses aux questions que posent l’exécution de la pièce - si ce n’est la pièce elle-même.
III) Ce qui fait la singularité de Lipatti
- A) Le relief
Lipatti donne un relief particulier aux pièces qu’il interprète. Cela s’incarne particulièrement bien dans la manière dont le pianiste travaille les transitions entre les différentes parties d’une œuvre, ce qui en assure en grande partie la cohérence globale. C’est ainsi ce qui fait, en plus d’une sonorité colorée et riche, de son interprétation de la Barcarolle de Chopin une référence quasiment absolue.
Le relief est un élément constitutif de la complexité d’une pièce, mais toutes les couleurs qu’on trouve dans la sonorité de Lipatti - dans des bons reports, trop filtrer les 78 tours revient à en perdre de précieuses fréquences - ajoutent à la cohérence des œuvres. Nous pouvons en remarquer des aspects divers dans la première Partita de Bach, ou dans le mouvement lent de la troisième sonate de Chopin.
ILLUSTRATION (relief et construction / architecture sans nier l’expressivité) : CHOPIN, SONATA NO.3, OP.58 - III
- B) Une place prépondérante laissée aux détails
C’est aussi une place donnée à des détails spéciaux, uniques, qui permettent à Lipatti de sortir les Valses de Chopin du caractère anecdotique qui semble les suivre dans tant d’interprétations. Finalement, même si Cortot, Sofronitsky ou Arrau proposent des interprétations complexes et profondes, c’est bien chez Lipatti que la magie semble le plus irriguer chaque valse d’un éclat nouveau, parfois brillant, parfois joyeux, mais aussi parfois tragique ou entre-deux - on sous-estime souvent, je crois, le rôle de l’« entre-deux », de l’incertitude dans la musique, alors que c’est ce qui peut en faire toute la force narrative. ILLUSTRATION (détail et dimension supplémentaire ajoutée à une œuvre légère) : CHOPIN - VALSE OP.34 NO.2
Citations :
La trop courte carrière de Dinu Lipatti a cependant laissé dans l'histoire de l'interprétation pianistique une trace ineffaçable. À l'âge où tant d'autres atteignent à peine leur maturité artistique, une implacable leucémie mettait un point final à un message musical qui avait su trouver dans l'intériorité la forme la plus parfaite de l'émotion. Les quelques souvenirs sonores qu'il nous laisse restent pour tous le modèle absolu du mariage idéal de la rigueur et de la sensibilité. Il n'y a qu'un seul Dinu Lipatti.
Pierre BRETON, « LIPATTI DINU - (1917-1950) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 27 avril 2022. URL : https://www.universalis.fr/ encyclopedie/dinu-lipatti/
BIBLIOGRAPHIE du même article
- BARGAUANU & D. TANASESCU, Lipatti, Kahn & Averill, Londres, 1988
(trad. franç., Dinu Lipatti, Payot, Lausanne, 1991)
- LEGGE, « Dinu Lipatti », in The Gramophone, vol. XXVIII, pp. 193-195, 1950-1951, repris in R. Wimbush dir., The Gramophone
Jubilee Book 1923-1973, General Gramophone Publications, Harrow, 1973
- LIPATTI, La Vie du pianiste Dinu Lipatti, écrite par sa mère, éd. du Vieux Colombier, Paris, 1954
- LIPATTI, Hommage à Dinu Lipatti, Labor & Fides, Genève, 1952
- MAILLIET LE PENVEN, Dinu Lipatti, ou l'Amitié de la grâce : essai, Balland, Paris, 2001
Toutes les interprétations de Dinu Lipatti sont marquées du sceau de la simplicité et de la nécessité et d’une forme de vérité irrésistible. Son jeu guide toujours jeunes et moins jeunes pianistes à travers les incertitudes qui peuvent les assaillir au cours de leur développement artistique. L’écrivain Arthur Koestler écrire de lui l’épitaphe la plus juste qu’on puisse imaginer : « L’éternité regarde à la fenêtre du temps. »
Alain Lompech, Les Grands pianistes du XXe siècle, Buchet-Chastel, Paris (2012)
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