Dialogues # 28 janvier 2023 - Stanislas Netter, une nuit à boire l'univers
Dialogues #6 : Stanislas Netter, Une nuit à boire l’univers
Animatrice : Christine Bessi, pour le collectif Dialogues
Techniciens : Amazir Hamdaïne Guest et Raphael
Introduction
Martin Buber, Le chemin de l’homme, “là où l’on se trouve”
Quand même notre puissance s'étendrait jusqu’aux extrémités de la terre, notre existence n’atteindrait pas le degré d'accomplissement que peut lui donner la relation silencieuse et empreinte d’abandon à la présence vivante. Quand même nous serions dans les secrets des ondes d’en haut, notre participation réelle à la vie authentique serait moindre que lorsque dans le cours de notre vie quotidienne nous nous acquittons d’une tâche nous incombant avec une sainte intention. C’est sur le fourneau de notre propre maison qu’est enfoui notre trésor. Selon le Baal-Shem, aucune rencontre d’un être ou d’une chose que nous faisons au cours de notre vie se passe d’un sens secret.
Les hommes avec lesquels nous vivons ou que nous côtoyons en tout temps, les animaux qui nous aident dans nos travaux domestiques, le sol que nous exploitons, les produits de la nature que nous transformons, les outils dont nous nous servons, tout recèle une substance spirituelle secrète qui a besoin de nous pour atteindre sa forme parfaite, son achèvement. Si nous ne tenons pas compte de cette substance spirituelle placée sur notre chemin, si négligeant d’établir une relation véritable avec les êtres et les choses à la vie desquels nous sommes tenus de participer comme ils participent à la nôtre, nous en songeons qu’aux buts que nous poursuivons, alors nous manquons nous-même l’existence authentique, accomplie. J’ai la conviction que cet enseignement est foncièrement vrai. la plus haute culture de l’âme reste aride et stérile au fond à moins que ces petites rencontres ne reçoivent de nous ce qui leur revient et sécrètent, jour après jour, des eaux vives qui irrigueront l’âme, de même qu’en son fonds intime la puissance la plus immense n’est qu’impuissance si elle n’est pas secrètement l’alliée de ces contacts tout à la fois humbles et secourables avec un étant étranger et pourtant proche.”
1)Présentation
Nous venons d’écouter un texte important extrait du Chemin de l’homme de Martin Buber, un texte qui rappelle le sens d’une longue tradition hassidique (ce courant mystique du judaïsme du 18e siècle qui mêle à la fois la spiritualité, le chant, la poésie, la sagesse philosophique et s’oppose à tout rationalisme ou idéalisme, considérant que les émotions et les sensations sont au centre de ce qui anime le corps uni à l’esprit) et qui rend compte aussi de votre itinéraire poétique, puisque vous êtes aussi clarinettiste: Vous avez joué de la musique Klezmer et vous dissociez finalement très peu votre travail sur les mots, de votre travail sur le rythme et la mélodie. Vous vous présentez comme poète, auteur et acteur du spectacle vivant. Vous écrivez des poèmes sur des carnets. Des dizaines de carnets. Par jets, étincelles et par fulgurance depuis très, très longtemps. Est-ce cela alors la poésie une fulgurante ? Un flot ? Une éclaboussure ? Parleriez-vous de l’inspiration comme d’une fièvre poétique ? La poésie comme évènement du langage: une raison poétique contre la raison philosophique ?
Pause musicale : Fever, version de Little Willie John
Musique
Formé à la clarinette et à la danse classique au Conservatoire de Tarbes, vous avez suivi les cours de théâtre de Marie-Anne Gorbatchevsky. Vous avez continué de vous former à Paris. Puis, vous avez monté des spectacles : Un magicien autour d’extraits du texte de Zeno Bianuavec. Vous avez interprété Blaise dans La Prose du Transsibérien avec le théâtre de l’Or Bleu dans des médiathèques d’Occitanie et effectué une tournée avec les alliances françaises de Russie à Rybinsk, Nijni Novgorod et Samara. Vous avez fondé avec le guitariste Nicolas Moreno le duo Errance désirée où vous avez mis en scène des textes de voyage en Amérique latine. Avec Thomas Matalou vous avez crée un spectacle autour des poèmes de Louis Aragon dans Parce que l’amour est aussi un théâtre.
Fort d’une longue expérience au théâtre, vous avez fondé la compagnie « Le Poulpe de Lave » en 2015, avec laquelle vous travaillez à une première création, Marin Blues, avec la claveciniste Laurie Paumelle et le créateur lumières Raphael Sevet. Vous êtes attaché plus que tout au théâtre amateur. Vous avez co-créé un duo de danse contemporaine avec Jeremie Gardelli, Cosmopolis.
Actuellement installé aux alentours de Toulouse, vous avez collaboré avec En Compagnie des Barbares en tant que clarinettiste et comédien, sur Les Notes de l’Oreiller au festival d’Aurillac en 2014, en tant que musicien de plateau sur le spectacle Transmission écrit par Sarah Freynet. En tant que comédien et danseur, vous interprétez le soldat dans l’Histoire du Soldat avec l’Orchestre de la Cité d’Ingres dirigé par Jean-Marc Andrieu.
Après un temps assez long à Paris, vous avez choisi avec Laurie, votre épouse musicienne et claveciniste baroque, de vivre dans un bourg qui vous est cher, à Venerques en Occitanie au pays de la “joy” et des jeux floraux, qu'est-ce qui vous distingue alors de troubadours? Quels liens faites-vous entre vos différentes pratiques artistiques ?
Le geste artistique doit non seulement être placé mais juste : ainsi, il n’est ni en surcroît, ni en défaut. Qu’est-ce qui pour vous constitue le fond d’une interprétation juste ? Une justesse et une respiration, une justice ?
2) Remontons à la source de votre inspiration : la fièvre poétique foyer et creuset de la création qui doit porter, réchauffer et rencontrer les autres. «C’est sur le fourneau de notre propre maison qu’est enfoui notre trésor. » M. Buber, Le chemin de l'homme.
Vous avez publié deux recueils de poésie aux éditions Le vaisseau de l’improbable, dirigées par Richard Ober. Ces recueils se font en collaboration avec des artistes/ une graveuse (Gaelle Garrocq) et un photographe (Michel Dieuzaide).
- Les éditions du vaisseau de l’improbable
Les poètes perçoivent des réalités que l'on ne peut pas prouver et le poème est la réalisation de ces perceptions dans le mouvement verbal d'un sujet, dans l'expression singulière d'une âme. Tel est le sens de L'Improbable, maison d'édition qui existe depuis sep ans, sous sa deuxième version, et qui publie des livres de poésie et d'art. Il témoigne d'un désir qui ne peut être assouvi, et qui se maintient comme désir. Le poème demeure ainsi profondément rebelle à un monde de satiété et de satisfaction, de conformisme et de consommation, et qui s’ennuie. Il propose l'étonnement, un décalage et des ouvertures vers des mondes inconnus, à l'intérieur de l'être humain. C'est pourquoi les dimensions psychanalytiques, mystiques et surréalistes y sont très représentées.
Parmi les livres publiés par L'Improbable on peut citer Ode à la lune de Julien Grassen Barbe, Cantique des Cantiques de Zéno Bianu, Léonard Cohen it's au revoir de Laurent Cohen, L'arbre qui cache la forêt de Michel Carque ou bien L'œil du carré de Alain Jacques Lévrier-Mussat. Plusieurs titres ont été tirés en édition de tête, c'est-à-dire un livre d'art accompagnés de photos ou de tableau reproduits par Joël Le Peletier, ou bien renvoyant vers des compositions musicales avec des disques ou des QR Codes. Le projet actuel est une édition de tête très grande, 41 sur 28 cm, de Stanislas Netter, avec des photos de Michel Dieuzaide. Il est en cours d'impression.
- Pourquoi ce titre, Il pleut à 10000 ?
Un pied de nez à la technique ou un duel avec la parole prophétique du poète ? Innovation technologique/poétique, même dynamique. De même que la langue innove, la technique et la science anticipent. Il s'agit de préserver le caractère prophétique de la langue poétique , force de singularité. Pas de résistance ni de technophobie : simplement, ne pas subir le codage permanent. Rester fidèle à sa propre source.
Du reste, il est souvent question dans votre poésie d’eau et de flux, d’infini et d’immensité et d’une sorte de soif inextinguible pour la dire. Vous dites que quand vous lisez Buber, vous avez l’impression d’un fleuve qui vous ramènerait toujours à l’origine ou à la source, un fleuve non pas Héraclitéen du seul mouvement perpétuel et de l’éternel retour où “l’on ne se baigne jamais 2 fois ” mais un fleuve qui ramène aux sources premières de la création: aux petits ruisseaux qui irriguent l’âme, lui donnent une puissance d’évocation. Cette radiation cosmique que l’on lit dans la relation à votre fils, “poisson de nos sangs” et à la relation à l’océan aussi.
Poète voyageur, vous l’êtes depuis votre recueil de poèmes, errance désirée. S’il n’est pas question de flux, de mouvement et de saccade, il est souvent question d’humeurs, de transport, de fièvre. Alors, votre eau préférée est-elle celle des rivières, des torrents, des eaux stagnantes des lacs, de la mer ou de l’océan ? Les classeriez-vous par ordre de préférence, comme par jeu ?
Lecture poème cirque de craie… Nage rayon
“La rivière recouvre les carrelages… Poissons de nos sangs”
Arbre qui rit bruissement de tourterelle
Aventure
Le microsillon d’un paupière
Capable de fondre et geler un homme et une femme
Pour que leurs rivières confluent.
En un même lit.
Ecoute de Il pleut à 10000
Vous dédiez Il pleut à 10000 au vivant sous toutes ses formes et vous célébrez un lieu introuvable. Quelle est cette pluie qui féconde le poème à 10000 pieds, à hauteur d’avion donc ? Comment vient-elle ? En exergue à votre premier recueil une phrase de Pessoa, l’homme aux pseudonymes, « l’homme de l’intranquillité », qui ne voulait être personne sinon un gardeur de troupeaux. Celui qui refuse toute assignation : « Sois pluriel, comme l’univers » et tout lieu. Vous vous dites aussi : « Ta fleur bouge » « Je suis dans un lieu qui bouge »
« Ecoute, c’est la lumière sauvage de quelque étrange musicien. Ses accents flottent dans l’air, capricieuse mélodie, vibrations dans le noir. »
Feuilles d’herbe , Walt Whitman
« Au fauteuil de l’herbe
Les étoiles sont les pieux du lac »
Musique : Nous ne pourrons plus dormir, tiré de l'album J'ai 26 ans Madame (Fontaine/Areski)
3) L’origine de votre travail d’écriture
Quand a commencé votre travail d'écriture ? Où et quand écrivez-vous ? Considérez-vous que l'éducation que vous avez reçue enfant (conservatoire de danse et de musique) décide de l'artiste que vous êtes aujourd'hui, ouvert à toutes les formes et expressions ? N’est-ce pas là aussi une fidélité aussi à des amis depuis l’école de théâtre, vos parents et vos soeurs et tout un ensemble de rencontres qui irriguent et disent la source sinon d’une spiritualité, tout du moins d’une vie ouverte à ce que Buber appelle “la radiation cosmique” une émotion amoureuse donnée par le réel ?
4) Une nuit à boire l’univers : Une ode à la nuit ? Une ode à la vie et à l’amour ou bien le recueil d’un insomniaque qui cherche une ergothérapie, un sommeil lourd et profond ?
Lecture d’Une nuit à boire l’univers
Face au ciel
La joue froide tendue au lac noir
La solution du confort
Engoncé avec l’étirement dorsal
A aligner avec l’axe qui délimite
La frange du jour
Et les houppes de la nuit
Pour embrasser l’obscur
La saveur de la paix
La luette laisse les prises
À l’expiration
De l’Aurore à Morphée je t’irrigue tu m’immigres
On s’érige
La nuit est née
Un jour ou l’autre
A elle-même la nuit
Se fait de l’ombre
La nuit ira libre
Lorsque le jour aura peur du noir
On n’oublie pas les nuits
La nuit en pourra jamais se cacher
Des voix un projecteur l’exultation je souffle
Rien ne nuit tant
Que de vouloir taire des nuits
Pourquoi avoir choisi d'accompagner votre dernier recueil de photographies de Michel Dieuzaide ?
Michel Dieuzaide a déjà pensé des photos en duo ou en miroir: il les a appelées des vraissemblages : des assemblages vraisemblables. Ce travail découle de sa pratique du cinéma où le plan de coupe est inséré dans une séquence et peut en faire basculer le sens. Une centaine de photos qui seront suivies par les lambeauX graphies, des écritures en lambeaux.
S’agit-il encore et toujours pour vous de déplacer le regard et de porter une lumière sur des détails que le trop grand jour éblouit ?
Quelle hospitalité et ivresse offre la nuit : Repenser l’ouvert et le fermé, le noué, le délié, le pas chassé et le pas en avant ?
Quel dialogue veux-tu nouer entre images et textes, entre silence et parole, image et discours ? Noir et blanc ?Nuit et jour ?
Il est des rideaux répondant à des végétaux, des feuilles disséminées, des sens de circulation et des contresens, des chaînes de métal et des coeurs dessinés : Qu’en est-il alors de cet hymne à la vie et à la nuit, pas si loin de l’aventure de la mystique de Jean de la Croix ? En una noche oscura/con ansias en amores inflamada/ ¡oh dichosa ventura !/salí sin ser notada/ stando ya mi casa sosegada,/a oscuras y segura/por la secreta escala disfrazada,/¡oh dichosa ventura !
En écho, cet extrait du Monde du silence de Max Picard
Amour et silence : « Dans l’amour , il y a plus de silence que de parole. La déesse de l’amour Aphrodite, est venue de la mer qui est silence. Aphrodite est aussi la déesse de la lune qui prend le silence de la nuit dans le filet d’or qu’elle jette sur la terre. Les paroles des amants augmentent le silence: le silence croît sous l’effet de leurs paroles. Les paroles des amants servent à rendre perceptible le silence. Seul l’amour peut augmenter le silence en parlant. Tous les autres phénomènes se nourrissent du silence, reçoivent de lui: l’amour, seul, lui, donne. Les amants sont deux conjurés, des conjurés du silence. »
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler avec Avec Sandrine Sporta et Larent Cohen ?
Comment votre travail avec le Trio kether approfondit le geste poétique de redéfinition des frontières du jour et de la nuit ?
Musique : Karev yom par le trio Kether.
The day is approaching that is neither day nor night
Most High, let it be known that Yours is the day and Yours is the night
Place guards over Your City all day and all night
Lighten the darkness of the night with the light of day
The day is approaching that is neither day nor night
Pour finir et parce qu’il faut bien choisir qui l’on est ou a été, quels sont les poètes que vous lisez et dont vous vous sentez proche ? Henri Michaux ou René Char ? Charles Pennequin ou Charles Trenet ? Boris Vian ou Jack Kerouac ? Henri Pichette ou Robert Desnos ? Rimbaud ou Baudelaire ? Gil Scot heron ou Wu Tang Clan ?
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