Philosophie au présent # 21 février 2019 -Emission n°6, Carte(s) Blanche(s) : Pascal Quignard ou l'écriture fragmentaire.

L’écriture fragmentaire de Pascal Quignard
« Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire c’est errer. La lecture est l’errance. » Pascal Quignard, Les ombres errantes.
Le fragment ne se réduit pas à une forme chez Pascal Quignard. Il est une attitude de l’écrivain lui-même face à la page blanche, une posture qui détermine l’acte d’écrire lui-même. Comment faut-il l’entendre ?
Qu’est-ce donc que le fragment ? C’est moins une forme qu’une manière de mettre en mouvement les formes entre elles. Le fragment s’invente entre les fragments. Il existe à la mesure de la discontinuité que produisent les relations dynamiques qu’il instaure entre les formes.
Si pour Pascal Quignard la pensée est une fulguration, c’est aussi une discontinuité, une déviation brusque, un excès. Écrire est pour Pascal Quignard une réponse technique au défi d’exprimer la discontinuité de l’opération de penser. Mais que veut dire au juste cette discontinuité ?
L’expression de discontinuité telle que Pascal Quignard l’emploie est d’abord une émotion. Elle désigne le début et la fin du fragment comme deux moments stratégiques. Le premier doit surprendre. Quant au second, il doit bouleverser. L’importance décisive accordée à l’émotion redéfinit les termes du défi technique lié à l’écriture fragmentaire. Pascal Quignard met au fondement de toute fragmentation systématique un désir. Quand Pascal Quignard associe le lecteur à sa pensée, il impulse un mouvement, et il partage un contenu. En somme, on peut dire que le fragment est le résultat et le procès. Il s’agit donc de dire la trace d’un procès que le fragment garde vive comme un spasme ou une convulsion et résultat en mouvement. Distinct des conceptions classique et romantique du fragment, le fragment quignardien porte les traces caractéristiques d’un tout originaire qui l’a affecté et l’attire encore irrésistiblement.
Cette conception prend acte des crises et mutations modernes : elle intègre la contestation des notions d’œuvre, de totalité ou de genre jusqu’à la revendication d’une « joie folle de la désintégration », laquelle cherche à se réaliser parfois dans la forme d’une autodestruction programmée par la rhétorique. Pour cerner la complexité du fragment chez Pascal Quignard, il faut prendre le modèle de l’apoptose ou le fragment dépend des autres fragments. La destruction promue par Pascal Quignard s’inscrit dans ce mouvement plus vaste, non dialectique.
La pérennité de l’œuvre fragmentaire dépend donc d’une autodestruction rhétorique programmée du fragment, nécessaire à l’imitation de la discontinuité réelle de l’opération de penser.
Isabelle Raviolo
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