Philosophie au présent # 06 juin 19 - Emission n°10, Cycle philosophie et art. Le cinéma 2 : F. Truffaut

II -L’amour comme un acte d’écriture vivante dans les films de François Truffaut
par Isabelle Raviolo
L’amour parcourt les films de François Truffaut comme un fil rouge ; il les traverse de part en part, leur donne leur relief, leur force et leur sensibilité. Chez François Truffaut, il est toujours teinté d’un soubassement de mélancolie. Pas de félicité béate, une croyance en une éternité, mais une force et une fragilité à la fois de l’amour tel qu’il existe dans le temps des hommes, dans le passage, dans le flux héraclitéen : toujours en passage, toujours passant et même outrepassant.
C’est donc un cinéma de rencontres, de chair et d’os : des rencontres avec des actrices : Ardent, Moreau, Deneuve, des écrivains, Henri-Pierre Roché, des réalisateurs (J. Renoir, A. Hitchcock). Quand je regarde les films de François Truffaut, c’est toujours par cette force que je suis attirée, happée, comme dans un roman de Balzac. Elle éveille en moi des interrogations, des doutes, tout un espace de questionnements sur l’existence, sur ce pouvoir du langage amoureux qui fait tourner le monde. En fait, je me dis souvent que nous croyons savoir parler de l’amour, ou dire l’amour, mais c’est vraiment ce qui nous est étranger, étrange, c’est la part de l’autre en nous, peut-être. Ce que nous faisons est plus important que nous-mêmes : je est toujours cet autre. Une part ouverte : une béance qui anime le désir. C’est le graal de notre quête.
Et chez François Truffaut l’amour est ouvert comme une blessure, comme une question : il faut y plonger pour se laisser toucher, déprendre de ses certitudes. On y plonge. C’est vraiment une expérience aussi bien esthétique que métaphysique. L’esthétique pour la beauté des plans, les couleurs, les détails. La métaphysique pour la question qu’il nous renvoie : derrière l’anodin, le banal, se révèle tout un monde de silence, de gestes, de voix qui nous renvoient à l’abîme de l’amour, à son mystère. Et chez Truffaut, il ne faut pas chercher à comprendre l’amour, car il n’a pas de raison d’être en soi et par soi, il est comme un espace-temps de singularité qui fracture la trame des habitudes et des convenances : il a sa loi qui s’empare de nous, comme le dit Carmen. Il n’y a pas d’amour parfait pour reprendre le titre de l’ouvrage de F. Wolff : « L’amour n’est ni l’amitié, ni le désir, ni la passion, dit le philosophe. C’est la fusion improbable de ces tendances opposées. Car les composantes de l’amour ne jouent pas collectif, tel est le drame, et la grandeur, de l’amour. C’est parce qu’il est de nature hétérogène, donc instable, qu’il est le moteur tout-puissant de tant d’histoires, grandioses ou banales, dans les littératures universelles et dans nos vies ordinaires. » Wolff se concentre sur l’amour qui fait les histoires, les chagrins, les chansons : la passion érotique de Phèdre, le trio de Jules et Jim, le couple solaire de Belle du Seigneur d’Albert Cohen.
Qu’est-ce qui fait que le trio de Jules et Jim c’est de l’amour ? Cela tient à trois justement ! Les trois côtés d’un triangle : un triangle reliant les trois composantes de l’amour, variantes des catégories classiques : l’amitié (la philia), le désir (l’eros) et la passion (la focalisation fusionnelle). Si vous n’éprouvez qu’un seul des trois, par exemple le désir torride d’un soir, vous êtes out ; si seulement deux fusionnent, en proportion variable, vous êtes parfois à la limite mais dedans (c’est l’amour sans désir des vieux amants, l’amour sans amitié type « ni avec toi ni sans toi », l’amour sans passion du libertin…) ; la plupart des amours allient les trois, au gré de leur histoire. Le mélange est instable dans tous les cas, et c’est bien pourquoi il chamboule les vies.
L’amour n’en a jamais fini de nous faire parler, agir, écrire… Il est le moteur du monde, de la vie. Il est ce qui donne le sel de la vie. Quand on le perd, quand on ne l’éprouve plus, on s’éteint, on s’étiole. On devient une fleur fanée. Et au cœur de la filmographie de François Truffaut, cet amour est incarné par le couple, mais c’est la femme qui en est la suprême incarnation : amante, épouse, mère, amie… autant de déclinaisons de la présence féminine où François Truffaut fait passer à l’écran tout l’éclat de la beauté féminine : un « éternel féminin » peut-être… d’où aussi le retour des actrices-icônes du cinéma de François Truffaut. Mais pour autant cet éternel féminin ne signifie pas selon moi désincarnation de la femme, mais bien plutôt profonde incarnation. Jules et Jim par exemple, c’est un film tout entier traversé par un élan impulsé par la femme (Thérèse, pour Catherine). Et si cet élan apparaît discontinu, fragmenté, interrompu de cassures (départ de Jim, échec de lettres croisées…), et qui finit par se briser sur un point d’arrêt (le plongeon de la voiture dans la Seine et l’incinération des corps de Jim et de Catherine), il n’en reste pas moins élan, fond vital, souffle qui parcourt tout le film – lui confère sa force et son ambiguïté aussi –. Habité par des élans contradictoires, d’envol et de chute, l’amour est tout entier parcouru de lignes verticales, horizontales : les moments heureux et les retombées. Comme dans les films de Jean Renoir (je pense à Une partie de campagne) ou de Marcel Carné (je pense aux Enfants du Paradis). Catherine, jouée par Jeanne Moreau, dans Jules et Jim, est à ce titre l’incarnation de cette figure ambivalente de l’amour : elle rassemble en elle l’élan et la chute, la pesanteur et la grâce : légèreté et gravité la font se mouvoir tout au long du film et c’est elle qui donne l’énergie aux personnages masculins. Cette opposition de l’élan et de l’arrêt, de l’envol et de la chute, n’est jamais figurée aussi explicitement que lors de la seconde arrivée de Jim au chalet, quand la comparaison, aérienne s’il en est, développée par la voix off (« Ils planèrent de nouveau très haut comme de grands oiseaux rapaces […] La terre promise était en vue ») est doublée, en un plan pris d’hélicoptère par l’essor de la caméra au-dessus du chalet et des collines environnantes, avant la brutale retombée : un sec travelling inversé sur la pente accompagnant le couperet de la voix off : « La terre promise recula d’un bond. »
François Truffaut présente Jules et Jim comme « un hymne à la vie et à la mort, une démonstration par la joie et la tristesse de l’impossibilité de toute combinaison amoureuse en dehors du couple. » Mais c’est également « une histoire sur l’amour, avec cette idée que, le couple n’étant pas toujours une notion réussie, satisfaisante, il semble légitime de chercher une morale différente, d’autres modes de vie, bien que tous ces arrangements soient voués à l’échec. » (Propos recueillis par Yvonne Baby dans Le Monde, 24 janvier 1964). C’est un échec annoncé dès le début du film par la maladresse de Jules avec Thérèse, échec pressenti par Jim du couple formé par Jules et Catherine, échec de l’expérience amoureuse tentée avec Jim, le film s’achève sur des images de cendres et de mort qui viennent contredire, mais non annuler, la vitalité, l’élan, la liberté, accumulés depuis les premiers plans. Après Tirez sur le pianiste, Jules et Jim inaugure une longue série de films de François Truffaut où l’amour fait mal, dont les personnages de La peau douce à La femme d’à côté, se cherchent, se manquent et se déchirent, s’évanouissent, entrent dans la folie ou meurent de leur passion. Les cendres enfermées dans les urnes de Jules et Catherine et que Jules ne peut mêler, préfigurent le « ni avec toi, ni sans toi » prononcé par Madame Jouve en guise d’épitaphe aux amants de la Femme d’à côté, où Mathilde dira de Bernard comme Jules le disait de Jim pour Catherine qu’il a été pour elle « facile à prendre, difficile à garder ». « Je pense, comme toi, qu’en amour le couple n’est pas l’idéal. Il suffit de regarder autour de nous. Tu as voulu construire quelque chose de mieux, en refusant l’hypocrisie, la résignation ; Tu as voulu inventer l’amour. Mais les pionniers doivent être humbles et sans égoïsme. Non, il faut regarder les choses en face, Catherine, nous avons échoué, nous avons tout raté », explique Jim lorsqu’il règle ses comptes avec Catherine. L’asynchronisme amoureux défini par l’exergue lu off par Jeanne Moreau (« Tu m’as dit : Je t’aime. Je t’ai dit : Attends. J’allais dire : Prends-moi. Tu m’as dit : Va-ten ») est moins présente dans Jules et Jim qu’il ne le sera dans Les Deux Anglaises (d’autant plus naturellement que ces deux phrases sont empruntées au second roman de Roché), et même dans La femme d’à côté. Il éclate cependant quand Jim et Catherine échangent des lettres toujours décalées, véritable climax de la non-concordance des temps et des sentiments. Il réapparaît dans le cruel jeu de bascule que Catherine lassée et blessée, mordante, lance par défi à Jim : « Tu souffres ? eh bien, moi je ne souffre plus parce qu’il ne faut pas souffrir tous les deux à la fois. Quand tu cesseras, moi, je m’y mettrai » avant de sous-tendre la dernière partie du film où Catherine échoue à reconquérir Jim. Mais il y a surtout entre Catherine et Jim l’épine Gilberte, dont Jim voudrait qu’elle soit acceptée par Catherine comme il accepte Jules : Jim ne pouvait pas plus quitter Gilberte que Catherine pouvait quitter Jules. Ils étaient les fruits différents du passé, se faisaient pendant et contre-poids, source d’un désaccord constant. Mais entre Jim et Catherine, il y a l’impossible enfant… C’est à cause de cet enfant impossible que Catherine renvoie Jim. Et c’est sa fausse couche, provoquée, semble-t-il, par les chauds et froids alternés de leurs lettres contradictoires, qui entraîne la rupture définitive, le lyrisme enflammé et presque mystique de Catherine assurant qu’elle est enceinte (« Je suis enfin féconde. Remercions Dieu, Jim. Prosterne-toi ») laissant place à la solennité désolée du commentaire : « Ainsi à eux deux, ils n’avaient rien créé. Jim pensait : « C’est beau de vouloir redécouvrir les lois humaines, mais que cela doit être pratique de se conformer aux règles existantes. Nous avons joué avec les sources de la vie et nous avons perdu. » On retrouve le thème de l’enfant impossible dans Les deux Anglaises, dans La Sirène du Mississipi. Dans Les deux Anglaises, Muriel veut un enfant de Claude, lui écrit une lettre « bordée de noir » pour lui dire qu’elle s’est trompée (« Je n’étais pas enceinte. Je n’avais qu’un extrême désir de l’être. »). Truffaut connaît l’importance de ce thème chez Roché. Dans La Sirène du Mississipi, lors de la fameuse scène du coin du feu où Marion évoque devant Louis un avortement forcé. Dans La femme d’à côté, Mathilde souffre de voir que Bernard a eu avec une autre l’enfant qu’il lui a refusé : « Je croyais que c’était toi qui ne voulais pas. Tu disais qu’il fallait attendre… » Dans Jules et Jim, le manque de l’enfant de Jim et Catherine se fait d’autant plus apparent que Catherine et Jules ont une petite fille vers laquelle file la caméra lorsque Jim, à qui Jules lance qu’il a gagné la guerre, répond : « Voyez-vous, Jules, je préférerai avoir gagné ceci. » Sabine, interprétée par la jeune Sabine Haudepin, incarne la maternité réalisée, heureuse, de Catherine (« Ma fille m’attirait comme un aimant », dit-elle à Jim à qui elle raconte ses escapades et son retour au foyer). Petite fille qui copie sa mère (en tricotant ou en imitant son geste de se frotter le nez en ôtant ses lunettes), que sa mère endort avec une expression de Jeanne Moreau que Truffaut lui redonnera au moment de coucher le petit Cookie dans La mariée était en noir (« Au lit marin, la puce a faim »), et avec qui les trois hommes du film, si proches de l’enfance, sont naturellement accordés : Jim roule avec elle dans l’herbe de la prairie ou la porte sur son vélo quand ils raccompagnent Albert ; Jules joue avec elle au cheval sur la terrasse pendant que Catherine fait visiter la maison à Jim, et moins peut-être Albert, cet intrus, à qui elle porte sa guitare oubliée dans l’herbe, mais avec qui elle ne joue ni ne rit. Mais Jim, prêt à se séparer de Catherine, rêve aux enfants qu’ils auraient pu avoir (« Il les imaginait plus beaux les uns que les autres, une grande maison pleine »), et le commentaire final reprend l’opposition entre Sabine et cet enfant manquant : « Ils ne laissaient rien d’eux. Lui, Jules avait sa fille. »
Photo : Jules et Jim
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