Philosophie au présent # 17 janvier 2019 - , Emission n°3, Cartes Blanches à Rachid Taha et Tomas Sarraceno
Première Carte Blanche
Rachid Taha : "Je suis français tous les jours et algérien tous les jours."
par Nathalie Périn
Rachid Taha, décédé le 12 septembre 2018, manquera à la chanson française, de celle qui pense le mélange et le multiculturalisme.
Fin connaisseur et amoureux de la musique Raï algérienne, Cheikha Rimitti, de la musique Chaâbi de Dahmane El Harrachi ou de la musique kabyle de Akli Yahyaten aussi bien que de la chanteuse classique algérienne Oum Kalsoum, Rachid Taha faisait de la musique une ouverture à toutes les diversités créatrices de la musique.
Ses reprises d'artistes aussi différents que Charles Trenet ("Douce France") avec le groupe Carte de séjour ou de Elvis Presley avec Jeanne Added ("It's now or never") et la célèbre et unanimement saluée reprise de "Rock the Casbah" du groupe The Clash ("Rock El Casbah", album Safi, 2004) montrent un art de la reprise ou reprendre est réinventer. Que serait notre connaissance de la musique Raî, de la musique Chaâbi sans cet artiste ?, qui avec 1,2,3, Soleil (avec Faudel et Khaled) a également accompagné les premiers soubresauts dans les années 1980 d'une jeunesse française (issue de l'immigration coloniale par ses parents ou grands-parents) et sujette à la montée du racisme ("Touche pas à mon pote").
Musique anti-communautariste, forte car ouverte, Rachid Taha a marqué de son empreinte la musique sans frontière.
Seconde Carte Blanche
Les mondes nouveaux de Tomas Saraceno, par Isabelle Raviolo
Qui est cet artiste qui transforme les toiles d’araignée en œuvres d’art, invente des mondes flottants, imagine le futur humain dans les airs ?
Au croisement de l’art, de la science et de la philosophie, l’artiste argentin de 45 ans, passionnée d’astrophysique, déploie tout un univers poétique qui n’est pas sans interroger le spectateur. Celui-ci est immergé dans un monde de sensations naturelles et surnaturelles qui le déplacent aux confins de l’espace-temps, des lieux et des catégories connus.
Le monde de Tomas Saraceno déloge des habitudes de penser et de se déplacer, de voir et d’écouter : il nous fait émigrer, et remet en doute nos vieilles, nos familières opinions… Le souffle poétique de son œuvre complexe puise dans une continuelle contemplation de la nature et de l’univers, du monde animal et du monde végétal. Tomas Saraceno ne rend pas le visible, il rend visible, déployant les arcanes cachées et les interdépendances entre des mondes pensés jusqu’alors séparément, bousculant notre perception de l’environnement en nous faisant pénétrer son univers insolite. Pour On Air, sa carte blanche au Palais de Tokyo, à Paris, Tomas Saraceno choisit de relier des fils entre les particules de poussière cosmique, les toiles d’araignée et les mondes flottants.
Tomás Saraceno, né en 1973 à San Miguel de Tucumann, est un artiste argentin qui réside en Allemagne. Plasticien féru d’écologie et d’astrophysique qui se passionne pour les toiles d’araignée. Architecte de formation, il est notamment connu pour ses spectaculaires réseaux, tissés par des araignées, l’objet de sa recherche artistique et scientifique. Avec des installations spectaculaires comme Poetic Cosmos Of The Breath en 2007, il est avec Olafur Eliasson un représentant de l’art environnemental contemporain. C’est à l’occasion de la COP 21, en 2015, que Tomas Saraceno présente sa vision de l’Aérocène, un mouvement global pour la conscience environnementale et créative, distribuée en commun. Il a exposé partout, de New York à Buenos Aires, de Berlin à Rome, travaille avec la NASA ou le MIT…
ON AIR - Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo donne carte blanche à Tomas Saraceno, plasticien argentin d’une force et d’une originalité sans pareilles dans le paysage artistique contemporain : un saut qui se déroule au ralenti pendant une dizaine d’années au cours desquelles chaque projet de l’artiste contribue à une tentative de suspension dans les airs, nous invitant à repenser notre relation à l’environnement. Le spectateur entrant dans la pénombre de la première salle est aussitôt immergé dans l’univers de l’artiste, dans son étrangeté, y rencontrant les énergies en interrelations comme autant de modes insolites. Il est autant émerveillé que désorienté. Car l’œuvre de Tomas Saraceno ne nous donne aucun objet circonscrit à étreindre des yeux, à comprendre mentalement ; elle dit le flux du monde, l’invisible et permanente action des matières de l’univers. On pourrait alors la qualifier d’œuvre héraclitéenne qui naît de l’attention portée aux mouvements incessants du cosmos ou du microcosme : particules, poussières cosmiques, vies furtives qui bruissent dans l’infini.
L’artiste argentin construit des moyens poétiques pour étendre nos capacités de perception, rendre plus ouverts nos esprits à ces poussières infimes qui nous enveloppent, nous environnent comme un grand corps quantique. Mais comment l’artiste parvient-il à révéler l’invisible ? Tout son génie réside en cela même qu’il nous fait toucher l’imperceptible. Toutes ses toiles d’araignée, ses bulles, ses sphères suspendues par des réseaux de toiles forment un seul projet, un unique envol où l’architecture devient vibrante, magnétique, énigmatique. L’artiste nous prend alors aux fils de l’invisible, et il le fait par l’étrange et passionnante collaboration qu’il nous avec les araignées. Si Tomas Saraceno tisse son œuvre en prenant des araignées pour guides, jusqu’où nous laissons-nous prendre aux filaments d’une toile, en devenir les habitants inquiets ? Vers où sommes-nous conduits aux détours de cette œuvre fascinante ? Comment repenser notre rapport à l’espace et au temps ? Comment habiter autrement notre monde ? Qu’est-ce qui fonde l’humanité de l’homme, sa force, sa relativité einsteinienne ? Telles sont les questions qui hantent Tomas Saraceno dans On air. Et il nous invite au voyage à travers des vibrations sonores et visuelles et virtuelles qui nous déplacent de nos habitudes perceptives, bouleversent nos modes de pensée, nos manières de nous rapporter au réel, nos façons convenues de voir et de toucher, notre langage tout fait. Pour ce faire, c’est au monde dit « muet » de l’animal que Tomas Saraceno va donner la parole.
L’araignée et sa toile occupent ainsi une place centrale dans l’œuvre de l’artiste. Les toiles d’araignée ne sont pas que les productions de l’animal, mais le déploiement de son corps et de son système perceptif. La collaboration des araignées avec Tomas Saraceno exprime son ambition et symbolise le rôle de l’art dont l’effet étend notre champ de conscience. Et cet « infra-mince » qualifie les événements ténus de la réalité, les écarts imperceptibles entre des phénomènes. C’est à cette acuité perceptive, cette intensité de l’attention que Tomas Saraceno nous conduit avec poésie tout au long des salles du Palais de Tokyo.
Isabelle Raviolo
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DIFFUSION sur la FM :
Lundi - vendredi : 4h -12h et 17h - 21h
Samedi : 16h - minuit
Dimanche : 00h - 14h et 22h - 4h