Philosophie au présent # 30 octobre 2021 - Notre monde commun à l'épreuve de la post-vérité

Notre monde commun à l’épreuve de la post-vérité
Trois étudiants philosophes et artistes : Thibault Saccani, Adélia Sautereau et Camille Costantini.
Raphaël et Axel pour la régie de Radio Aligre.
Si nous pensons le commun comme un ensemble, une unité où le bien est partagé, comme ce qui fait corps (corps social et corps politique), alors ce corps, pour exister et être en bonne santé, appelle une diversité reconnue et organisée, autrement dit de la distinction dans l’unité et de l’unité dans la distinction : le même ne va donc pas sans l’autre ni l’autre sans le même.
Retrouver ces catégories dans leurs relations fécondes, dans leur effectivité au sein de notre réalité, implique de questionner ce commun tel qu’il est pensé et vécu par nos contemporains.
Et pour orienter notre orientation, il faut resituer le monde commun entre deux écueils ou deux extrêmes : le repli communautariste (forme de sectarisme qui fait naître des corps dans le corps, et qui finit par entamer le corps entier car son tissu se fracture) et le conformisme qui ferait du commun une sorte d’uniforme (une réalité qui refuse l’altérité et la singularité, et rive tout individu, toute culture, au même sans autre).
Cette position médiane ou intermédiaire nous oblige à être vigilants, car il s’en faut de peu pour que ce monde commun bascule dans l’un ou l’autre excès. Or aujourd’hui notre monde commun est en danger : il est en effet confronté à ce péril la post-vérité qui l’entame, le fracture, le reconfigure, voire le défigure.
La post-vérité est définie comme une distorsion délibérée de la réalité. En d’autres termes, la post-vérité est la manipulation des croyances et des émotions dans le but d’influencer l’opinion publique et l’attitude des individus.
Comment sauvegarder notre monde commun au milieu de cette houle ?
Mais peut-être ne s’agit-il pas de sauvegarder un monde commun ancien, mais au contraire de repenser ce monde d’aujourd’hui, tel qu’il est, avec le plus de lucidité possible, pour renouveler de l’intérieur la sphère du commun et retrouver l’idée de corps social ?
C’est la gageure de cette émission aujourd’hui, sur Radio Aligre, avec nos deux invités, chers auditeurs.
En questionnant les rapports conflictuels entre politique et vérité, Thibault Saccani et Camille Costantini vont déconstruire les approximations et les confusions autour de cette notion de commun en confrontant nos sociétés à la gangrène qui les ronge, à savoir la post-vérité.
Nos deux invités vont en effet montrer que le problème majeur de la politique n’est pas celui de sa conformité à la vérité mais qu’il est lié à la constitution de l’opinion publique et à l’exercice du jugement.
En quel sens, Camille et Thibault, peut-on alors dire que l’exploration du « régime de vérité » de la politique éclaire ce qui distingue fondamentalement les systèmes démocratiques, exposés en permanence à la dissolution des repères de la certitude, à la tentation du relativisme et à la transformation des « vérités de fait » en opinions, des systèmes totalitaires, où la toute-puissance de l’idéologie fabrique un monde entièrement fictif ?
Loin d’enrichir le monde, la « post-vérité » appauvrit l’imaginaire social et met en cause les jugements et les expériences sensibles que nous pouvons partager. Il est urgent de prendre conscience de la nature et de la portée du phénomène si nous voulons en conjurer les effets éthiques et politiques.
Le monde contemporain, tel que nous le vivons, s’avère marqué à la fois par une certaine universalisation des modes de vie et des normes sociales, du fait de la mondialisation économique et communicationnelle, et, en même temps, se voit traversé par une crise très profonde de l’universalité ou des idéaux universalistes issus de la modernité européenne. Nous assistons ainsi comme à une perte d’évidence, à la remise en cause de l’idée d’une universalité humaine qui pourrait s’exprimer au sein d’un seul idéal rationnel et culturel, politique et éthique, indifférent à la pluralité des civilisations et des peuples de la terre.
Pensez-vous que nous soyons aujourd’hui acteurs et témoins d’une situation des plus paradoxales, parce qu’elle mêle à la fois uniformisation et fermeture des sociétés ?
En ce début du xxi ème siècle, nous nous voyons effectivement pris dans un processus mondial d’hyper-circulation de l’information, des techniques, des biens et des personnes, qui s’accompagne apparemment d’une extension des normes juridiques communes, du droit et des droits, et qui occasionne une certaine standardisation, stéréotypie des modes de vie et de consommation, ainsi que des formes culturelles. Or cette uniformisation s’accompagne en même temps d’une dénonciation, aujourd’hui relativement répandue dans l’opinion politique des pays extra-européens, du caractère ethnocentrique et impérialiste de la civilisation occidentale que recouvriraient ses prétentions apparentes à l’universalité.
À l’encontre de l’universalisme déclaré des sociétés européennes, il y aurait une irréductibilité entre elles des cultures qui les rendraient incompatibles avec toute doctrine d’une humanité universelle rassemblée dans un même droit et portée par de mêmes valeurs légales. On assiste ainsi à une rébellion des cultures qui s’affirment comme autres, autres à l’universel européen. Une telle contradiction, issue de la mondialisation, remet en cause très directement le rationalisme des européens hérité de la philosophie des Lumières et qui est à l’origine de la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’ONU en 1948. Un tel rationalisme repose, au-delà du constat de différences ethniques, religieuses et linguistiques, sur l’idée, sur l’idéal, de l’existence d’une seule humanité, universelle. Elle se voit réunie en droit, si elle conçoit de façon réflexive son essence d’humanité en énonçant les principes objectifs de connaissance et de moralité liés à sa condition naturelle de liberté et de mortalité. Ils sont, entre autres, si l’on essaie de les déduire du fait commun de cette humanité, ceux de l’égale dignité de chacun indépendamment des conditions sociales, de la valeur supérieure de la vérité et de l’exigence d’objectivité, du respect de la propriété et de la sécurité individuelles, de l’égalité des personnes devant la loi, de la non violence et de la solidarité, de la nécessité de d’éducation et de la protection sociale de la santé individuelle, de la liberté de conscience et d’expression, de l’exigence d’une justice fondée sur un jugement équitable, de la responsabilité mutuelle et du caractère démocratique des institutions politiques.
Or en quoi est-ce bien à la crise d’un tel idéal programmatique, en la perte de son évidence politique et sociale sur le plan international, que nous assistons aujourd’hui, Camille et Thibault ?
Pourquoi peut-on dire que le commun est en « crise », Camille & Thibault ?
Selon sa racine grecque, la crise est ce qui « tranche ». Elle est le moment critique et dramatique qui tranche entre des possibles opposés. En médecine, entre la mort et la vie. Au théâtre, quand culmine la tension engendrée par l’action, avant l’acte du dénouement. Or on peut proposer une autre approche de la « crise », notamment à partir d’une autre tradition de langue et de pensée, telle la chinoise.
En chinois – c’est même devenu aujourd’hui une banalité dans les milieux du management – « crise » se traduit par wei-ji : « danger-opportunité ». La crise s’aborde comme un temps de danger à traverser en même temps qu’il peut s’y découvrir une opportunité favorable ; et c’est à déceler cet aspect favorable, qui d’abord peut passer inaperçu, qu’il faut s’attacher, de sorte qu’il puisse prospérer. Aussi le danger en vient-il à se renverser dans son contraire. De tragique, le concept se dialectise et devient stratégique.
Tel serait donc « le bon usage » de la crise aujourd’hui. Et d’abord à titre personnel et existentiel, dans ce sauve-qui-peut du malheur.
Interlude : Mr Smith au Sénat de Frank Capra (1940). Ce film parlant de la démocratie aux États-Unis au début des années 40, nous montre des différences avec notre époque contemporaine, et fait réfléchir sur les changements de ces valeurs, sur l’évolution de la société et l’absence au moment du tournage du film de thèmes qui nous apparaissent pourtant essentiels maintenant. On peut voir ce film comme un document, et constater le changement des mentalités. Voici deux très belles phrases dans le film, prononcées par le formidable Claude Rains : « Ils pensent être en liberté alors que les citoyens ne sont pas représentés », et « Qu’est-ce que la liberté exige de nous ? ».
→ Mr Smith au Sénat. Remonter le temps pour suivre l’histoire d’un brave homme considéré comme inoffensif par ses pairs agit alors comme un exutoire. Ce n’est pas par hasard s’il travaille main dans la main avec les enfants de son Etat. Il est l’enfance grandie, celle utopique qui subsiste malgré les années et qui garde en toutes circonstances son intégrité. Cet homme à la fraicheur juvénile va être propulsé dans l’arène politique par des sénateurs corrompus et calculateurs. Mr Smith, incarné par un James Stewart constamment merveilleux use de son corps trop grand, ses mains tremblantes et son regard humide pour infuser cette fragilité masculine qui résonne encore avec modernité. Aucun étonnement alors à voir le spectateur d’aujourd’hui être toujours aussi touché par ses prestations à l’opposé des grandes figures de son temps. Mr Smith au Sénat, c’est une double résonnance. Deux temps (1939 – 2020), deux Amériques, et le même besoin de revenir défendre un idéal démocratique. Au chevet des pauvres, des chômeurs, des enfants à qui on abandonne un monde corrompu et en pleine crise sociale et politique, F. Capra érige son héros en défenseur d’un nouveau monde. Au cœur de l’appareil politique américain, il déstabilise les sénateurs qui ont juré de défendre la nation contre les grands requins de la finance. Un combat mythologique, d’un David « Zadigien » que Voltaire n’aurait pas renié et qui ira jusqu’au bout pour défendre ses idéaux quitte à s’écrouler sous le poids de la tâche. Des mots, partout des mots. Doux, amer, naïf, politique, carnassier, vengeur. Des mots pour exprimer l’inexprimable. Ce désir profond d’une nation à tendre vers un jour meilleur. F. Capra nous là déjà démontré, il sait les utiliser et les façonner pour en extraire des séquences de cinéma dantesque. Le long chemin de croix final de Smith en sera le plus beau témoin. Des mots pour paver la constitution des meilleures intentions. Pour rappeler les grandes valeurs que devraient soutenir les chambres institutionnelles. Des mots pour rappeler au monde qu’on existe, que la liberté d’expression est au cœur de la machine politique autant que la liberté de s’offusquer. Des mots pour enfin ne jamais abdiquer même dans la cohue la plus absurde. Le scénario écrit par Sidney Buchman peint une satire plus sombre qui contraste avec l’image usuellement connue de F. Capra et son cinéma cotonneux. Nous n’irions pas jusqu’à dire qu’il n’y a pas du sentimentalisme à Washington, mais il serait temps de casser cette image naïve qui colle à la peau de Capra. Ce serait confondre la naïveté avec l’innocence supposée de ses héros. Irriguée par une histoire américaine complexe, le long-métrage de F. Capra fait une critique virulente du système politique américain. Seules les grandes figures du passé, de Jefferson à Lincoln apportent encore une lumière bienfaitrice. Néanmoins Capra n’oublie pas son éternel optimisme et définit au sein même de son récit dénonciateur, des lignes positives et constructives.
En quel sens pensez-vous que tout l’enjeu de ce film de Capra est de promouvoir une nouvelle Amérique ?
Cette utopie concrète enracine l’optimisme de Capra dans une réalité crue parsemée de suicides et de situations désespérées. C’est précisément cette opposition qui vaut au cinéma de Capra ses lettres de noblesse. L’ensemble des artifices qui mènent à ses happy ends pavent le chemin de l’adhésion totale du spectateur. Autrement, sans triomphe, le monde sombrerait dans l’absurdité et le chaos. Notons enfin l’importance de la figure féminine dans les récits de Capra. Elle est la constance et détient la connaissance. Sans elle, le héros vacille et chute. Une figure qui reste encore malheureusement dans l’ombre, mais convoque les changements sociaux à venir. Mr Smith au Sénat c’est un combat d’une grande vitalité nécessaire à la création de ce monde où l’infinie des possibles s’ouvrent pour que ensemble nous admettions que La vie est belle. Un héros authentique comme on en fait plus qui crie son impartialité face à la couverture médiatique achetée, faussée, écrasante de « fake news » comme si la voix du peuple pouvait à tout moment se draper de vert. Un réquisitoire féroce face à la corruption généralisée des pouvoirs étatiques qui résonne malheureusement d’une vitalité toujours aussi grande à notre époque que ce soit de ce côté-ci de l’Atlantique ou de l’autre. Un théâtre vivant qui fascine encore et toujours d’humanité. Jusqu’à ce que notre réalité aussi change de paradigme.
Cf. La « parrêsia » (le dire-vrai) : une éthique de la vérité chez Michel Foucault. À partir de 1982 Foucault attribue une place centrale à l’expérience qui noue transformation de soi et accès à la vérité. Dans cette perspective la vérité devient une expérience dans laquelle nous devons transformer notre existence pour accéder au vrai. C’est toute la problématique de la spiritualité et de sa relation à la philosophie qui est ainsi ouverte, redéfinissant la philosophie comme une expérience de transformation de soi à l’épreuve de la vérité. Notre objectif sera ici de montrer comment à travers le concept de parrêsia Foucault propose une nouvelle manière de problématiser la relation entre discours vrai et transformation de soi. Ce travail sur soi implique une remise en question constante, mais surtout elle implique une vigilance permanente à l’égard du monde, des autres et de soi-même. Il ne s’agit plus seulement là de s’inventer soi-même en réponse à l’assujettissement, mais d’avoir le courage de devenir autre, dans un monde autre. Cette relation entre vie et vérité implique de se mettre constamment en jeu, risquant toujours une déprise de soi nécessaire à l’émergence d’une vie autre : il s’agira donc pour nous de tracer les déclinaisons éthiques prises par ce courage de la vérité. La parrêsia comme une autre forme de penser le nouage entre subjectivité et vérité, une forme de subjectivation dans laquelle le sujet ne s’attache pas à la vérité de forme identitaire, mais par laquelle le sujet se met perpétuellement en jeu.
Que pensez-vous de cette parrêsia ? En quoi peut-on dire que nous sommes les obligés de la vérité, et non ses propriétaires ?
En quel sens devons-nous répondre au devoir de servir la vérité, et par suite, de résister à la tentation de nous en servir ?
Aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère de la transparence, qui semble bien structurer désormais tous les aspects de notre vie – du collectif à l’individuel, du politique à l’intime. Naît alors un carcan dans lequel les choses sont lissées, intégrées sans résistance dans les flux de la communication et dépouillées de leurs singularités. Comme sur un marché, tout est exposé, réduit à son prix, privé de récit. Les corps eux-mêmes sont dénués de sens ; les visages perdent leur scénographie ; le temps est atomisé. Nous voilà dans un « enfer de l’identique », où les informations se succèdent sans combler le vide permanent dont nous sommes prisonniers, et où nous n’avons d’autre issue que de liker pour approuver.
Ne tolérant aucune faille, la société de transparence nous confronte à un choix : être visible ou être suspect. Qu’en pensez-vous, Thibault et Adélia ? L’homme peut-il encore s’échapper de cette société de contrôle total ?
La transparence interroge la notion de vérité en philosophie : qu’est-ce que faire la vérité sur soi-même, Thibaut ? Que recouvre cette exigence, Camile ? Ne nous conduit-elle pas à nous heurter à l’épreuve d’un incessant examen de conscience, d’un jugement qui met en lumière toutes nos zones d’ombre et nous fait consentir à l’équivocité du langage humain, et à l’impossible transparence de notre être à nous-même, bref… qui nous fait renoncer à l’orgueil de nous prendre pour Dieu, Adélia ?
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